Pionnières de la préparation mentale : les skieuses suisses des années 1960-1970
Contexte : l’émergence d’un atout psychologique innovant
Dans les années 1960, le ski alpin suisse traverse une période de remise en question. Après les succès de 1960 (deux médailles d’or à Squaw Valley), l’équipe suisse connaît un cuisant revers aux Jeux olympiques d’Innsbruck en 1964, où aucune médaille n’est remportée en ski alpin – une première historique vécue comme une véritable humiliation nationale. Face à cette disette, les entraîneurs suisses sont en quête de nouvelles approches pour reprendre l’avantage. C’est dans ce contexte qu’ils se tournent vers la préparation mentale, une idée encore très novatrice à l’époque.
En 1967, un entraîneur national fait appel au Dr Raymond Abrezol, un dentiste formé à la sophrologie, pour expérimenter ces techniques psychologiques auprès de l’équipe féminine de ski suisse.
Travaillant dans le plus grand secret, Abrezol prépare ainsi quatre skieurs (dont plusieurs skieuses) en vue des JO d’hiver de Grenoble 1968. La méthode porte ses fruits de manière spectaculaire, trois de ces athlètes montent sur le podium olympique à Grenoble, apportant à la Suisse des médailles inespérées. Les médias helvétiques s’en font l’écho avec enthousiasme, « Trois médailles pour la sophrologie », titre alors la presse suisse, soulignant le rôle clé de cette préparation mentale dans ces succès. Fort de ces résultats, la fédération suisse engage officiellement le Dr Abrezol dès l’année 1969 comme préparateur mental de l’équipe nationale, pour un mandat de cinq ans. La voie est tracée, la préparation psychologique devient un pilier de l’entraînement du ski suisse, aux côtés du travail technique et physique.
Des techniques mentales en avance sur leur temps
Les skieuses suisses des années 60-70 ont recours à des pratiques mentales encore peu connues à l’époque : sophrologie, imagerie mentale et visualisation positive, entre autres. La sophrologie, en particulier, est une méthode de relaxation dynamique créée au début des années 1960 par le Pr Alfonso Caycedo. Elle combine des exercices de respiration contrôlée, de relâchement musculaire et de visualisation afin d’amener le sportif vers un état de calme et de concentration optimal. Concrètement, pendant l’entraînement et avant les courses, les skieuses s’initient à la visualisation mentale de leurs parcours, elles répètent dans leur tête le tracé de la descente ou du slalom, s’imaginent négocier chaque virage à la perfection et franchir la ligne d’arrivée victorieuses. Parallèlement, grâce aux techniques de sophrologie inspirées du yoga et de la méditation, elles apprennent à détendre leur corps, à évacuer les tensions et à contrôler le stress pré-compétitif. Cette préparation intérieure vise à ce qu’au moment du départ, l’athlète soit dans “la zone”, pleinement concentrée, sereine et confiante en ses capacités, malgré la pression de l’enjeu.
Les témoignages de l’époque confirment l’efficacité de ces méthodes. Jean-Daniel Dätwyler – médaillé olympique en 1968 aux côtés des skieuses raconte s’être entraîné dès 1966 avec le Dr Abrezol. Le jour de la course, malgré le report de l’épreuve et le stress, il se sentait « dans un état extraordinaire, sûr de lui. « Il a pu rester calme, serein, dans un état physique et psychologique à 100% » grâce aux exercices de sophrologie pratiqués en amont. Cette maîtrise émotionnelle et mentale, encore rare à l’époque, a donné aux Suissesses un sang-froid et une capacité de concentration supérieurs en compétition. On citera ainsi l’anecdote de Marie-Thérèse Nadig lors de sa descente olympique de 1972, pour maximiser sa vitesse sur le plat final, la jeune skieuse de 17 ans s’est imaginée être “Herbie”, la petite coccinelle du film Un amour de Coccinelle (The Love Bug, 1968), s’accroupissant de plus en plus afin de réduire sa traînée aérodynamique, une visualisation insolite qui lui a probablement valu les centièmes décisifs de la victoire. Cette capacité à se projeter mentalement dans la réussite, couplée à des techniques de relaxation, était avant-gardiste et a clairement distingué les Suissesses de leurs concurrentes.
Figures clés et domination des skieuses suisses
Plusieurs figures de proue du ski féminin suisse ont pleinement adopté ces méthodes de préparation mentale et en ont récolté les bénéfices sur les podiums. Dès Grenoble 1968, la Valaisanne Fernande Bochatay, faisant partie du groupe préparé secrètement par Abrezol, remporte la médaille de bronze en géant, inaugurant la moisson de médailles liées à la sophrologie. Son exploit, aux côtés des médailles de ses compatriotes masculins, redonne espoir au camp suisse et confirme l’intuition que l’entraînement mental peut faire la différence dans les moments critiques.
La consécration de cette approche survient aux Jeux olympiques de Sapporo 1972, où la jeune Marie-Thérèse Nadig réalise un doublé historique en remportant l’or en descente et en slalom géant. Nadig, formée dès son adolescence à la visualisation et aux techniques de concentration, s’impose face à la grande favorite autrichienne de l’époque. À seulement 17 ans, elle attribue en partie ses victoires surprises à sa préparation mentale minutieuse, comme le montre son exercice mental de la “Coccinelle” qui lui a permis de garder son sang-froid et d’exprimer tout son potentiel le jour J. Cet exploit fait d’elle l’une des premières championnes olympiques à ouvertement parler d’entraînement mental dans son succès.
Dans la foulée, la domination des Suissesses se poursuit tout au long des années 1970, soutenue par ces nouveaux outils psychologiques. La slalomeuse Lise-Marie Morerod en est un exemple emblématique, intégrant elle aussi la sophrologie à sa préparation (sous la houlette d’Abrezol), elle enchaîne les victoires en Coupe du monde. En 1977, Morerod devient la première Suissesse à remporter le classement général de la Coupe du monde de ski alpin, couronnement d’une régularité et d’un mental à toute épreuve. Avec plus de 20 victoires en coupe du monde à son actif, elle domine les épreuves techniques, illustrant la confiance et la concentration hors norme apportées par le travail mental. D’autres skieuses suisses de cette génération, comme Bernadette Zurbriggen (médaille mondiale en 1974) ou Marie-Therese Tveter (championne nationale), bénéficient indirectement du climat instauré, toute l’équipe nationale baigne alors dans cette culture de l’entraînement de l’esprit en plus du corps. Les succès individuels se cumulent ainsi au profit d’une suprématie collective, au championnat du monde 1974 à St-Moritz comme sur le circuit de Coupe du monde, les Suissesses rivalisent en tête d’affiche avec les meilleures Autrichiennes et Françaises, fortes d’un atout mental supplémentaire.
Il est à noter que ces athlètes n’étaient pas que de talentueuses skieuses physiquement affûtées, elles étaient aussi des pionnières dans l’âme, ouvertes à des méthodes non conventionnelles pour l’époque. Leur palmarès impressionnant dans les années 1970 (titres olympiques, globes de cristal, médailles mondiales) a mis en lumière l’impact concret de la préparation mentale sur la performance sportive, bien avant que cela devienne monnaie courante.
Un avantage face aux autres nations de l’époque
Si les Suissesses ont pu régner sur les pistes dans ces années-là, c’est en partie parce qu’elles ont su exploiter un filon que leurs rivales n’avaient pas encore adopté. À la fin des années 1960, aucune autre nation de ski alpin n’avait intégré de programme structuré de préparation mentale dans l’entraînement de ses athlètes. La France, malgré les exploits de Marielle et Christine Goitschel ou de Jean-Claude Killy en 1968, misait surtout sur le talent individuel et l’émulation collective, sans recours formel à la sophrologie ou à l’imagerie dirigée. De même, les redoutables skieuses autrichiennes du début des années 70 (telle Annemarie Moser-Pröll) s’entraînaient de manière traditionnelle, axée sur le physique et la technique, et durent constater à Sapporo que la différence s’était peut-être jouée dans la tête, la confiance imperturbable d’une Nadig de 17 ans a déjoué tous les pronostics.
En réalité, la Suisse a devancé de plus d’une décennie l’institutionnalisation de la psychologie du sport. Ailleurs, ce n’est qu’à la fin des années 1970 et surtout dans les années 1980 que l’on commence à faire appel à des préparateurs mentaux pour les équipes nationales de ski et autres sports de haut niveau. Par exemple, en URSS et en RDA, des recherches existaient en psychologie du sport, mais dans le domaine du ski alpin, discipline occidentale par excellence aucune équipe n’a réellement exploité ces méthodes avant d’en voir la preuve par l’exemple suisse. Il faudra attendre 1991 pour que le premier congrès mondial sur l’entraînement mental, à Örebro, entérine définitivement la préparation mentale comme « quatrième pilier » de l’entraînement sportif, au même titre que la préparation physique, technique et tactique. Autrement dit, les Suissesses des années 60-70 disposaient d’un avantage unique, elles étaient mentalement conditionnées pour gagner à une époque où la plupart de leurs concurrentes n’avaient pas encore accès à de tels outils.
Cette avance s’est traduite par un palmarès exceptionnel tout au long des seventies. Les autres grandes nations du ski ont dû s’incliner à de nombreuses reprises face aux Suissesses « surentraînées du cerveau ». Bien sûr, le talent individuel et le travail physique restaient primordiaux, mais à niveau de ski équivalent, l’apport de la visualisation et de la gestion du stress a souvent fait pencher la balance du côté helvétique. Ce n’est qu’avec le recul et la diffusion de ces techniques que les écarts se sont resserrés. Les Autrichiens, par exemple, commenceront à intégrer des psychologues du sport dans les années 1980, et les Français se mettront à la sophrologie dans le sillage de champions comme Yannick Noah (en tennis) ou des rugbymen dans les années 1990. Mais en 1968-1975, la Suisse disposait d’une arme secrète que personne d’autre n’avait vraiment envisagée. Cette avance psychologique explique en partie la domination du ski suisse féminin durant cette période, où les Suissesses ont remporté de nombreux globes et médailles face à une concurrence souvent médusée par leur maîtrise émotionnelle.
Chronologie récapitulative (années 1960-1970)
1967 – Le Dr Raymond Abrezol introduit la sophrologie dans l’entraînement sportif en préparant en secret quatre skieurs suisses (dont des skieuses) pour les JO d’hiver de 1968. C’est la première utilisation documentée de préparation mentale dans le ski de haut niveau.
1968 – Lors des Jeux de Grenoble, 3 des 4 skieurs suisses entraînés mentalement décrochent une médaille (dont Fernande Bochatay, bronze en géant). La Suisse renoue avec le podium olympique en ski alpin, et la presse révèle que la visualisation et la sophrologie ont joué un rôle clé dans ce succès inédit (« entraînement mental secret » dévoilé).
1969 – Fort de ces résultats, Raymond Abrezol est engagé officiellement par “Swiss-Ski” pour accompagner mentalement l’équipe nationale pendant cinq ans. La préparation mentale est désormais institutionnalisée au sein du ski suisse.
1972 – Apogée aux Jeux de Sapporo, Marie-Thérèse Nadig (18 ans) remporte deux médailles d’or (descente et géant), en grande partie grâce à une préparation mentale pointue qui lui permet de détrôner la favorite autrichienne. Son compatriote Bernhard Russi gagne également l’or en descente masculine. La Suisse domine le tableau du ski alpin, légitimant aux yeux du monde l’efficacité de l’entraînement psychologique.
1974-1977 – Les skieuses suisses confirment leur suprématie en Coupe du monde. En 1974, l’équipe féminine brille aux Mondiaux de St-Moritz (plusieurs podiums) et la jeune Lise-Marie Morerod décroche une médaille à 18 ans. Elle entame une série de victoires en Coupe du monde, remportant le classement général en 1977, une première pour une Suissesse. Tout au long de ces années, Morerod et d’autres intègrent systématiquement sophrologie et imagerie mentale à leur routine d’entraînement, consolidant l’avance psychologique suisse.
Fin des années 1970 – Les autres nations commencent à rattraper leur retard. Des entraîneurs étrangers s’informent des méthodes d’Abrezol et certains font appel à des psychologues du sport. Toutefois, la Suisse conserve jusqu’à la fin de la décennie une longueur d’avance grâce à l’expérience accumulée. Les performances des skieuses suisses des sixties-seventies resteront dans les annales comme l’exemple d’une domination bâtie autant sur le mental que sur le physique.
Ainsi, en innovant très tôt dans le domaine de la préparation mentale, via la sophrologie, la visualisation et la maîtrise du stress, les skieuses suisses des années 1960-70 ont non seulement engrangé des titres majeurs, mais aussi transformé durablement les méthodes d’entraînement en ski alpin. Elles ont été en avance sur leur temps, ouvrant la voie à une approche plus holistique de la performance sportive, qui fait aujourd’hui consensus dans le monde du sport de haut niveau.
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Sources : Raymond Abrezol, pionnier de la sophrologie sportive ; Tribune de Genève, JO 1968 – interview de J.-D. Dätwyler ; Encyclopædia Britannica, Marie-Thérèse Nadig ; Marcerou Cédric, Histoire de la sophrologie dans le sport ; Sophrocap.com – techniques de sophrologie.